Pourquoi vous opposez-vous à l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste, vous, un ancien cadre dirigeant

de l’industrie pétrolière ?

Louis Allstadt. J’ai pris ma retraite de l’industrie pétrolière et gazière en 2000. Je n’ai aucune intention de

travailler de nouveau dans ce secteur. Il y a six ans environ, des amis m’ont demandé s’il était possible de forer en

toute sécurité des puits de gaz à seulement 150 mètres du lac qui fournit l’eau potable de notre village.

J’ai d’abord trouvé très étrange de vouloir forer aussi près.

Puis je me suis plongé dans les différences technologiques entre la fracturation hydraulique et les

méthodes des forages conventionnels. La fracturation hydraulique utilise de 50 à 100 fois plus d’eau

et de produits chimiques que les anciens forages conventionnels. Son infrastructure industrielle est

aussi beaucoup plus importante. Le problème des déchets est majeur : il faut environ 20 millions de

litres d’eau et environ 200 000 litres de produits chimiques pour fracturer. Un tiers environ de ces

liquides ressort du puits chargé de métaux lourds. Ce sont des déchets toxiques et pour une part radioactifs.

Le lien a été fait entre leur stockage sous pression, dans les puits d’injection, et des tremblements de terre à

proximité. La moindre fuite crée un sérieux problème aux réserves d’eau potable.

Les riverains de forages par fracturation hydraulique sont victimes de nuisances importantes. Il existe des procédés

de recyclage de l’eau usée qui permettent de consommer 30 % d’eau « fraîche » en moins. Mais il faut quand même

énormément d’eau. Des progrès ont aussi été accomplis dans la réalisation des puits, permettant de réduire les

fuites de méthane. Mais ces améliorations sont bien faibles au regard de la force brutale de cette technologie. Au

bout de quelques années, je suis arrivé à la conclusion que cette technologie ne peut pas être utilisée sans

dommage, en particulier à proximité de là où des gens vivent et travaillent. Or je me suis rendu compte que les

réglementations étaient très limitées.

La loi américaine autorise par exemple les exploitants à garder secrète la composition des produits chimiques qu’ils

utilisent pour forer. Elle autorise également les forages très près des écoles et des bâtiments publics. J’espère donc

que vous aurez de bien meilleures lois que nous.

 À quoi servent les gaz et huile de schiste aux États-Unis ?

Le gaz de schiste n’est pas différent du gaz conventionnel. C’est chimiquement la même chose.

Pareil pour le pétrole. Le gaz, qu’il provienne d’un forage par fracturation hydraulique ou d’un forage

conventionnel, passe par les mêmes tuyaux, les mêmes gazoducs et sert de la même manière au chauffage des

logements, à produire de l’électricité, à cuisiner. Aujourd’hui les principales sources d’énergie aux États-Unis sont

le pétrole, qui sert principalement dans les transports (essence, diesel, carburant aérien) et un peu pour le

chauffage. Le charbon est utilisé pour

produire de l’électricité. Les pourcentages des unes et des autres varient en fonction des régions américaines.

 L’électricité est beaucoup produite à partir de charbon aux États-Unis, ressource qui émet

énormément de gaz à effet de serre, plus que le gaz. Or l’un des arguments des pro-gaz de schiste est

d’affirmer que cette méthode réduit l’impact climatique de la production d’énergie. Que leur répondez-vous ?

Si vous brûlez tout le gaz, vous émettez moins de dioxyde de carbone qu’avec le charbon. Le problème, c’est

qu’une grande partie de ce gaz fuit et s’échappe dans l’atmosphère sous forme de méthane, qui est 80 à 100 fois

pire, en pouvoir de réchauffement, que le CO2 pendant les vingt ans qui suivent son rejet. Ces fuites sont un gros

problème. Et elles rendent en réalité le gaz pire que le charbon. Des études sur les champs de production indiquent

un taux de fuite dans l’atmosphère qui peut atteindre 6 %. Sous les rues des grandes villes, les vieux tuyaux qui

fournissent

le gaz aux logements et aux bâtiments fuient quant à eux de 3 à 5 %. S’y ajoutent les fuites des stations de

compression, et celles qui se produisent chaque fois que vous allumez votre gazinière. Or il suffit de 1 à 1,5 % de

fuite pour que le recours au gaz soit aussi mauvais que le charbon en matière d’émission de gaz à effet de serre.

Donc, même s’il semble que brûler du gaz soit plus propre que brûler du charbon, c’est faux. On ne le sait que

depuis ces dernières années. Je dois dire que cela m’a surpris lorsque je l’ai découvert. Tous les tests réalisés

jusqu’ici indiquent que nous avons un très gros problème.

 L’exploitation du gaz et des huiles de schiste constitue une activité importante aux États-Unis

aujourd’hui. L’Europe peut-elle être un nouvel eldorado ?

Vous pouvez probablement apprendre de ce qui s’est passé aux États-Unis. Au départ, les entreprises gazières

prétendaient que là où il y a du gaz de schiste, vous pouvez bâtir un puits et en extraire du gaz. Pendant quelques

années, des puits de forage sont effectivement apparus là où se trouvaient des gisements de gaz. Ce qu’on a

découvert, c’est que ce gaz n’est pas présent partout dans le sous-sol, mais seulement en quelques endroits d’un

potentiel gisement, ce qu’on appelle des « sweet spots », des « parties tendres ». Donc l’exploitant qui tombe sur

une « partie tendre » peut très bien s’en sortir. Mais ceux qui ne les ont pas trouvées ne s’en sortent pas si bien.

Par ailleurs, les premières estimations de l’étendue des réserves gazières ont été très surestimées. Au départ, il se

disait que les États-Unis pouvaient avoir dans leur sous-sol l’équivalent de cent ans de consommation de gaz.

Maintenant, on ne parle plus que de vingt ans ou moins. Je ne connais pas précisément la situation des réserves

européennes. Mais je crois qu’il va se passer la même chose que pour le reste des extractions de minerais : le

produit est concentré en certains rares endroits, et il ne sera pas rentable d’exploiter le reste. Regardez la décision

que vient de prendre

Shell, un des plus gros groupes pétroliers au monde : ils réduisent leur engagement financier et en main d’oeuvre

aux États-Unis dans le pétrole de schiste.

C’est emblématique des difficultés rencontrées par d’autre majors  (voir ici à ce sujet, ndlr).

 Autre argument des défenseurs des forages de gaz et de pétrole de schiste : permettre l’indépendance

énergétique des États-Unis. N’est-ce pas à vos yeux un horizon qui compte ?

C’est ce que disaient les entreprises au départ. Elles le disent toujours parfois. Mais cet argument ne se justifie

vraiment pas. Les puits de pétrole et de gaz de schiste s’épuisent très vite. En un an, la rentabilité peut décliner de

60 %, alors que les gisements conventionnels de gaz déclinent lentement et peuvent rester productifs 40 ans après

le début du forage. L’autre aspect, c’est que les forages visent les « parties tendres ». Quand elles sont épuisées,

d’autres emplacements moins productifs doivent être forés. Cela ne semble pas promettre des horizons

d’indépendance énergétique aux États-Unis. Au contraire, je pense qu’ils vont recommencer à importer du gaz d’ici

la fin de la décennie. Les États-Unis ne sont pas indépendants énergétiquement et ne le deviendront pas grâce aux

forages de gaz et d’huile de schiste. Même s’ils deviennent le plus gros producteur

mondial de pétrole, ils continueront à en importer d’énormes quantités.

Quant aux emplois créés, ils ne bénéficient pas aux riverains des forages, mais profitent à des spécialistes venus du

Texas ou d’Oklahoma ou d’ailleurs, qui ne restent que tant que dure le forage, et partent ensuite.

Ils sont en général de courte durée.

 Si le bilan des gaz et huile de schiste est si mauvais, pourquoi l’exploitation se poursuit-elle aux États- Unis et

pourquoi Barack Obama en fait-il une telle promotion, notamment lors de son voyage officiel en Europe le mois

dernier ?

Je pense que la position du président Obama est fortement influencée par son  nouveau secrétaire

à l’énergie, Ernest Moniz, qui est favorable à la fracturation hydraulique. Par ailleurs, l’information sur la quantité

des fuites de méthane dans l’atmosphère et leur impact sur le climat est relativement récente. Il faut du temps aux

gouvernements pour absorber l’information et changer de stratégie.

C’est aussi une question géopolitique en lien avec ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. Je serais surpris que les

États-Unis exportent de grandes quantités de gaz. Certaines entreprises veulent en exporter, sous forme de gaz

naturel liquéfié (GNL), parce que le prix du gaz est plus élevé en Europe et en Asie.

Mais je n’y crois pas. Nous n’avons pas à ce jour de terminal d’exportation gazière. Peut-être un ou deux seront

construits un jour, mais ils coûteraient beaucoup d’argent. Le transport par mer de gaz liquéfié coûte aussi très

cher. Ce serait donc un investissement très risqué. Il n’y aura pas assez de gaz pour maintenir une activité

d’exportation sur le long terme.

 En France et en Europe on parle beaucoup de transition énergétique. Les États-Unis pourraient ils répondre à

leurs besoins d’énergie sans les gaz et huiles de schiste ?

La clé à long terme, c’est le passage aux énergies renouvelables : éolien, solaire, hydraulique. C’est

la seule solution. Les hydrocarbures faciles et bon marché ont déjà été exploités. Il ne reste plus que

les gaz et huile de schiste – mais leur production va décliner – et les gisements non conventionnels, en eau profonde

et dans l’Arctique – mais ils coûtent extrêmement cher. Les renouvelables doivent donc très vite commencer à

remplacer les fossiles.

Si vous prenez en compte les externalités des carburants fossiles (le coût de leurs impacts sur

l’environnement, ndlr), le coût important de la protection des régions côtières, des inondations, et des autres

effets du dérèglement climatique, les énergies renouvelables sont d’ores et déjà compétitives. Car avec les

hydrocarbures, il faut payer deux fois : une fois à l’achat, et ensuite en impôts pour rembourser les dommages

qu’ils causent.

 L’opinion publique américaine est-elle favorable ou opposée aux gaz et huiles de schiste ?

Aux États-Unis, les sondages peuvent dire tout et son contraire. Sur les études les plus crédibles, il semble

qu’environ 40 % des personnes interrogées sont opposées à la fracturation hydraulique, environ 40 % y sont

favorables et 20 % indécises. Il faut comprendre qu’aux États-Unis, les propriétaires fonciers sont aussi les

détenteurs des droits miniers. Si bien que les propriétaires de terres ont tendance à être favorables aux forages des

gaz de schiste car ils y peuvent toucher des droits et des recettes grâce à la location de leurs terres. C’est différent

dans la plupart des autres

pays. Les voisins de forages de gaz de schiste qui ne possèdent pas beaucoup de terrain ont tendance à s’inquiéter

du sort des déchets issus de ces forages. Ainsi que du trafic routier intense des camions qui vont et viennent des

puits.

 Vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte ?

Je ne m’étais pas formulé les choses ainsi. Peut-être. Sauf que je ne dis rien qui ne soit déjà bien connu dans

l’industrie des hydrocarbures, ce qui ne correspond donc pas à la définition exacte de ce qu’est un lanceur d’alerte.

 Comment l’industrie énergétique a-t-elle réagi à vos déclarations ?

Ils ont été étonnamment silencieux. Ils n’ont rien répondu, en fait.

 Vous semblez être passé d’une critique des gaz et huiles de schiste à une critique plus générale de l’utilisation

des énergies fossiles en raison de leurs effets néfastes sur le climat.

Tout à fait. Je me suis d’abord inquiété des effets locaux des exploitations des gaz de schiste là où

j’habitais. Puis au fil des ans, je me suis beaucoup moins inquiété pour les forages car les recherches indiquent que

les réserves ne sont vraisemblablement pas si importantes. Je suis aujourd’hui beaucoup plus inquiet des effets des

gaz et huiles de schiste sur le dérèglement climatique. Peu importe où vous forez, peu importe d’où vous émettez :

les gaz rejetés vont

dans l’atmosphère et créent un problème pour nous tous, quel que soit votre lieu de vie.

 Pensez-vous qu’il faut aujourd’hui sortir du pétrole ?

Ce n’est pas si simple d’en sortir. Cela prendra du temps. Mais nous devons commencer à

emprunter cette voie. Les coûts des renouvelables baissent. Leur viabilité augmente assez vite. Notre

approvisionnement énergétique doit changer. Nous devons remplacer les énergies fossiles aussi vite que possible par

les renouvelables.

Remerciements à Lech Kowalski, Odile Allard et au cinéma l’Entrepôt pour l’organisation de cette

discussion. Merci également à Émilie Saada pour la traduction.