Une de mes plus saines habitudes consiste, chaque mercredi, à être le premier client du kiosque en bas de chez moi pour parcourir dès l'aube les titres du Canard Enchaîné. Hier n'a pas fait pas exception et un sujet du palmipède m'a immédiatement tapé dans l’œil : Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, aurait trouvé une méthode permettant d'extraire du "gaz de schiste écolo" et s’apprêterait à relancer le débat par un rapport à publier après les municipales.
J'aime penser que je suis pragmatique sur les questions énergétiques, je n'exclus aucune solution a priori et j'ai bien conscience qu'il nous faut choisir entre des filières dont aucune n'est parfaite, pour autant la saga du gaz de schiste commence à me lasser. Nos stock d'énergies carbonées sont déjà largement supérieurs à ce que nous pouvons utiliser sans dérégler complètement le climat, pourquoi dépenser de l'argent pour en rechercher de nouveaux alors qu'il y a bien mieux à faire ? Et puis on a tellement entendu ces doctes discussions sur des chiffres de quantité exploitable fantaisistes sans que personne apparemment ne juge utile de se pencher sérieusement sur les statistiques du prix de l'énergie au États-Unis que ça n'est même plus drôle.

Fluopropane ou heptafluopropane ? Le mystère des atomes de fluor perdus


Voilà donc mon état d'esprit au moment où je me plonge dans la lecture de l'article. Il en ressort que la technique miracle consiste à fracturer la roche non pas avec de l'eau mais avec un gaz, le fluoropropane nous dit le Canard. Je ne suis pas expert en chimie organique, mais quand j'essaie de me représenter ce gaz je me dit immédiatement qu'il ressemble beaucoup à un hydrofluorocarbure (HFC), un de ces "climate killers" dont le pouvoir de réchauffement est souvent plus de mille fois supérieur à celui du dioxyde de carbone.
A ce stade, j'ai une petite période d'incrédulité : l'article ne fait pas mention d'effet néfaste sur le climat et précise que des experts publics et privés ont été consultés depuis un an sur le sujet. Si la fracturation au fluoropropane avait un impact climatique important, il se serait bien trouvé quelqu'un pour alerter le ministre sur ce sujet. Je me trompe sans doute.

La légendaire efficacité du RER B me laisse largement le temps de remâcher ces réflexions. Arrivé à mon bureau, je décide d'en avoir le cœur net : direction chemspider. J'y apprend que la demi-vie du fluoropropane est de 13 jours, c'est-à-dire que si vous relâchez ce gaz dans l’atmosphère la moitié aura disparu en 2 semaines. Cette propriété garantit qu'il n'aura pas d'impact à long terme sur l'environnement, et en particulier sur le climat. OK. Je me trompais effectivement.
Ceci-dit, une autre ligne attire mon attention : le fluoropropane est signalé comme hautement inflammable, or l'article précise clairement que le gaz miracle de Montebourg est non inflammable. J'ai le sentiment qu'il y a bien anguille sous roche mais la vie est ainsi faite qu'on ne peut pas passer ses journées à refaire le travail des cabinets ministériels et des journalistes, je lâche donc l'affaire...

Pour mieux la reprendre au moment de la pause déjeuner. Entretemps une dépêche de l'AFP a précisé que le gaz en question est en fait l'heptafluoropropane (C3HF7 et non C3H7F). Retour sur chemspider, ce nouveau gaz n'est plus inflammable et sa demi-vie est passée à 30 ans, ce qui est beaucoup plus vraisemblable. J'enchaîne sur la liste des gaz à effet de serre de l'UNFCCC, et bingo : l'heptafluoropropane s'y trouve avec unpotentiel de réchauffement global à 100 ans 2900 fois plus élevé que le dioxyde de carbone. 

L'heptafluoropropane (C3HF7), une alternative à la fracturation hydraulique ?
Dites bonjour à l'heptafluoropropane

Un petite recherche complémentaire montre que ce gaz peut être utilisé dans des systèmes d'extinctions d'incendie sous le nom commercial de FM-200 mais qu'un avis de l'INRS l'exclut en raison de son potentiel de réchauffement climatique.

Un climate killer pour fracturer du schiste, quelle bonne idée !


J'ai un peu envie de débouler chez l'éditeur du Canard, quelques étages sous mon bureau, pour leur faire corriger l'info. En effet c'est tout sauf anecdotique : les problèmes environnementaux liés à l'exploitation du gaz de schiste viennent justement de ce qu'on est incapable d'éviter les fuites - fuite de liquide de fracturation vers les nappes phréatiques, fuite de méthane dans l’atmosphère, etc.- utiliser de l'heptafluoropropane à la place de l'eau n'y changerait évidemment rien. Fracturer le schiste par ce moyen reviendrait surtout à relâcher un gaz à effet de serre surpuissant dans l’atmosphère, à l'échelle industrielle. 

Finalement je me contente d'un tweet et je rejoins le Moulin à café (oui, c'est du placement de produit).

Vers 13h, mon tweet est repris par Delphine Batho et c'est parti. Dans l'après-midi l'AFP complète sa dépêche. Jeudi matin, l'info continuait à faire son chemin.

J'espère bien qu'elle tuera dans l’œuf cette énième tentative pour relancer un débat clos dans un relatif consensus politique (interdiction votée à l'unanimité à l'initiative de l'UMP et confirmée par le PS), ce qui est bien assez rare pour être souligné. En attendant, je m'étonne qu'il ait fallu que l'info sorte pour que quelqu'un s'inquiète de l'impact climatique de la technique proposée. Le climat compte-t-il vraiment si peu dans l'entourage d'Arnaud Montebourg ?